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Un chef d’œuvre de Ferrare à Lugano

C’est probablement au cours d’un séjour à Rome en 1724, à l’occasion de la représentation de son opéra Tigrane au Teatro Capranica, que Vivaldi découvrit le livret que son compatriote Lucchini avait mis à disposition du compositeur napolitain Leonardo Vinci, qui allait devenir l’un des principaux rivaux du Prete Rosso sur les scènes mêmes de la cité des Doges.

Antonio VIVALDI (1678-1741)

Farnace, 1727 RV 711-G

Dramma per musica in tre atti
Livret d’Antonio Maria Lucchini
(version remaniée de 1738 pour Ferrare) 

Max-Emanuel Cencic (Farnace), Ruxandra Donose (Tamiri, épouse Farnace), Mary Ellen Nesi (Berenice, reine de Cappadoce et mère de Tamiri), Ann Hallenberg (Selinda, soeur de Farnace), Karina Gauvin (Gilade, capitaine de Bérénice), Daniel Behle (Pompeo, proconsul), Emiliano Gonzalez-Toro (Aquilio, préfet des légions romaines) 

Orchestre I Barrochisti
Choeur de la Radio-Télévision Suisse, Lugano
Direction Diego Fasolis 

Enregistré en juillet 2010 à l’Auditorium Stelio Molo, Lugano, Suisse.
191’ 35, 3 CD, Virgin Classics.

[clear]C’est probablement au cours d’un séjour à Rome en 1724, à l’occasion de la représentation de son opéra Tigrane au Teatro Capranica, que Vivaldi découvrit le livret que son compatriote Lucchini avait mis à disposition du compositeur napolitain Leonardo Vinci, qui allait devenir l’un des principaux rivaux du Prete Rosso sur les scènes mêmes de la cité des Doges. Ce livret fit certainement sur lui une profonde impression, puisqu’au cours des quatorze années suivantes, Vivaldi élabora pas moins de sept versions différentes de Farnace… La création eut lieu au Teatro Sant’Angelo lors du carnaval de Venise de 1727, et elle rencontra un succès immédiat. Des reprises avec remaniements du compositeur s’ensuivirent à Prague (1730), Pavie (1731, seule version modifiée dont le manuscrit nous soit parvenu), à Mantoue (1732) et à Trévise (1737). Mais c’est pour le carnaval de 1739 à Ferrare que Vivaldi effectua l’ultime remaniement de cette œuvre à succès. Paradoxalement, cette version ne fut jamais représentée. Après l’échec des premières représentations du Siroe, re di Persa, les responsables du théâtre Bonacossi annulèrent celles de Farnace, pour leur substituer un opéra de Hasse, à la grande fureur du Prete rosso ! Il convient de souligner qu’il s’était particulièrement investi dans cette nouvelle version : réécriture des récitatifs, nombreuses indications de phrasé, révision de huit des seize airs des deux premiers actes, et introduction de huit airs nouveaux se substituant à huit autres écartés. Toutefois, cette réécriture resta inachevée en raison de l’annulation de la commande.

Aussi Diego Fasolis a-t-il procédé, avec l’aide du musicologue Frédéric Delaméa, à une minutieuse reconstitution “plausible” de cette version de Ferrare, à partir du manuscrit de la Bibliothèque de Turin : réutilisation des harmonies des deux premiers actes pour adapter les récitatifs du dernier acte (à partir de la version de Pavie), adaptation des airs à la tessiture des chanteurs (dans la version de Pavie, Farnace était chanté par un ténor). S’y ajoutent quelques choix musicaux inspirés : maintien de l’ouverture (en l’absence d’une nouvelle ouverture dans le manuscrit de 1738), réintroduction du fameux air de Selinda “Al vezzegiar d’un volto” à l’acte I, remplacement à l’acte III du “Qual candido fiore” de Bérénice, repris d’Orlando furioso dans la version de Pavie, par “Non trova mai riposo” (qui est attesté lors de la création vénitienne de 1727). Cerise sur le gâteau, deux airs célèbres de Farnace dans la version de Pavie, supprimés dans celle de Ferrare, figurent comme bonus en fin d’enregistrement : “Sorge l’irato nembo” (également attesté lors de la création de 1727), et “Gelido in ogni vena” (écrit pour ténor et transposé). Ils sont confiés à Max-Emanuel Cencic. Grâce à cette démarche respectueuse de l’esprit du Prete rosso, nous découvrons la partition de 1738, demeurée inédite à ce jour, dans un enregistrement réalisé à Lugano en 2010 !

L’action se déroule à Héraclée, capitale du royaume du Pont-Euxin (actuelle mer Noire). Farnace, qui a succédé à son père le roi Mitridate, vient d’être vaincu par les légions de Pompée. Afin d’échapper à la captivité, il ordonne à son épouse Tamiri de sacrifier leur fils et de se donner la mort. Bérénice, reine de Cappadoce et mère de Tamiri, a décidé de joindre ses forces à celles de Pompée pour écraser son gendre. Selinda, soeur de Farnace, est faite prisonnière lors de la chute d’Héraclée. Afin de préparer la vengeance de son frère, elle décide de séduire le préfet Aquilio et Gilade, capitaine de Bérénice. Avant de se donner la mort, Tamiri cache son fils dans le tombeau des rois du Pont. Bérénice retrouve sa fille avant qu’elle se suicide et la confie à Pompée. A l’acte II, Selinda repousse les avances de ses amants et observe que Gilade s’oppose à la vindicte de Bérénice. Farnace vient à son tour s’immoler sur le tombeau de ses ancêtres. Il y retrouve son épouse, à qui il reproche d’avoir tué leur fils et d’être encore en vie. Il se cache à l’approche de Bérénice, qui ordonne la destruction du monument. Il voit Tamiri en extraire leur fils, indemne, puis implorer Bérénice. Celle-ci renie sa fille et son petit-fils ; Farnace à son tour rejette son épouse. De son côté Selinda offre à Farnace l’aide de ses deux soupirants mais celui-ci la refuse. Pompée décide de confier l’enfant royal à Aquilio pour échapper à la fureur de Bérénice. Au début de l’acte III, Bérénice ordonne à Pompée de tuer le fils de Farnace, tandis que Tamiri réclame la clémence. Pompée sauve une nouvelle fois l’enfant. Selinda fait promettre à Gilade de tuer Bérénice, et à Aquilio de se débarrasser de Pompée. Lorsque ce dernier est prêt à passer à l’action, Farnace, déguisé en soldat de Bérénice, apparaît pour accomplir lui-même le geste. Le complot échoue, et Bérénice reconnaît son gendre : Farnace est arrêté. Tamiri et Pompée intercèdent vainement en sa faveur. Mais Gilade et Selinda apparaissent à la tête de soldats en armes, et le libèrent. Il s’apprête à son tour à tuer Bérénice, mais Tamiri et Pompée parviennent à la sauver. Tamiri invite alors les adversaires à rendre les armes. Bérénice se réconcilie avec son gendre, qui retrouve son trône dans la liesse générale.

À l’écoute, on réalise immédiatement l’erreur funeste des responsables du Teatro Bonacossi. Ce Farnace constitue à coup sûr la version la plus aboutie de l’œuvre, et l’un des chefs-d’œuvre lyriques de Vivaldi. Au-delà du travail musicologique, l’interprétation qu’en donne Diego Fasolis à la tête d’I Barrochisti n’est pas pour rien dans cette résurrection : une direction souple mais nerveuse, aux contrastes marqués sans jamais être trop appuyés, qui s’affirme dès l’ouverture, et donne à l’ensemble une tonalité vaporeuse mais incisive de peinture vénitienne. Des cordes tantôt frissonnantes, tantôt langoureuses ; des cors et des trompettes sonnant avec panache. Et surtout une parfaite intelligence avec les chanteurs, ici pour le prélude d’un air, là pour prendre la relève d’un ornement, ou encore pour souligner les nuances d’un récitatif. D’un bout à l’autre des trois actes, la ligne musicale ne faiblit pas, et la verve orchestrale nous entraîne avec brio dans les deux seuls ensembles de la partition (le duo de la fin de l’acte II, et le quatuor de l’acte III).

Répondant à cet orchestre enthousiasmant, une distribution de haut vol donne le meilleur d’elle-même. Dans le rôle-titre, le contre-ténor Max-Emanuel Cencic (dont une effigie inspirée, en habit romain, orne la pochette et le livret) s’y montre particulièrement à l’aise dans les airs finalement peu nombreux (quatre au total) que lui réserve la partition. Son timbre légèrement cuivré, doté d’une belle épaisseur, convient parfaitement au rôle. Tourbillonnant dans le “Ricordati che sei” du premier acte (avec toutefois quelques aigus un peu secs), se forgeant sans peine un timbre plus minéral pour méditer sa vengeance (“Getto in un punto”) et sa détermination (“Qual torrente”), il suscite un vrai moment d’extase lorsqu’il exprime son amour filial (“Perdono, o figlio amato”) d’une voix nacrée, nimbée de douleur. Pour les aficionados, les deux airs du bonus offrent un témoignage supplémentaire des capacités du contre-ténor en matière de répertoire vivaldien, après l’éclatante démonstration de ses talents chez Haendel…

Pour être nettement moins connue, Ruxandra Donose n’en campe pas moins une émouvante Tamiri. Ses couleurs très cuivrées soulignent avec bonheur son caractère dramatique, notamment dans le majestueux “Or di Roma forti eroi” à la fin du premier acte, soutenu par des cordes foisonnantes à souhait. Sereine et décidée lorsque son époux semble l’abandonner (“Dividete, o giusti dei”), elle montrera toute sa tendresse au troisième acte dans le “Forse, o cara”, aux sons filés avec abandon. Soulignons aussi son sens des nuances et son expressivité dans les longs récitatifs avec Bérénice. Cette dernière, incarnée par Mary Ellen Nesi, s’octroie parmi les plus beaux airs de la partition. À commencer par le fameux “Amorosa e men irata” à la fin de l’acte II, enlevé de main de maître par une Nesi vengeresse, à laquelle fait écho un orchestre survolté. On ne résistera pas à signaler les nuances délicates du “Al tribunal d’amore”, les cascades d’ornements du “Non trova mai riposa”, ou le final ébouriffant du “Da quel ferro ch’ha svenato”. Le timbre ouaté d’Ann Hallenberg s’épanouit dans le rôle de Selinda : moment de grâce vaporeuse et alanguie lorsqu’elle découvre son amour pour Gilade (le fameux “Al vezzegiar”), ferme lorsqu’elle exhorte ses amants à prendre les armes (“Lascia, di sospirar”), ornements aux aigus acérés pour le “Ti vantasti mio guerriero” du troisième acte.

Seule soprano de la distribution, Karina Gauvin offre son timbre cristallin et nacré à Gilade : félicité langoureuse et ornements filés pour le “Nell’intimo del petto”, aigus veloutés du “Scherza l’aura lusinghiera” délicatement accompagnés par l’orchestre. Avec ses roucoulades aériennes qui planent sur un orchestre touché par la grâce, l’air du rossignol (“Quell’usignolo”) constitue indéniablement l’un des sommets de la partition.

Les deux ténors sont à l’unisson de cette distribution de rêve. Daniel Behle possède les graves généreux que l’on attend du martial Pompée. Il conclut avec bravoure l’acte I (“Non trema senza stella”). Mais son grand moment vient lorsqu’il proclame la générosité du vainqueur (“Roma invitta ma clemente”) : attaques franches, projection charnue s’appuient sur le rythme majestueux imprimé par l’orchestre, pour soustraire le fils de Farnace à la vindicte de Bérénice et le placer sous la protection de Rome. Enfin Emiliano Gonzalez-Toro, avec un timbre un peu plus lumineux, s’acquitte avec bonheur de ses deux airs : “Penso che que begl’occhi” au premier acte, et surtout l’air “du chasseur” au second acte (“Alle minacce”), relayé par des cors rutilants.

Pour parfaire notre bonheur, ajoutons que la présentation est tout à fait à la hauteur de cette œuvre magnifique : coffret de carton, disques sous pochette cartonnée (plus faciles à manier que les coffrets à volets, toujours fragiles), livret intégral en quatre langues avec des notices musicologiques très complètes et un index des airs repérés par plages (on aurait toutefois aimé y lire une courte notice biographique des interprètes). Alors, n’hésitez pas à découvrir cet inédit, dont fut privé le public auquel il était initialement destiné !

Bruno Maury

Technique : prise de son claire et dynamique, très équilibrée.

Étiquettes : , , , , , , , , , , Dernière modification: 21 juillet 2020
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