Rédigé par 19 h 12 min CDs & DVDs, Critiques

Un Didov et Enitch déchirant

Il faut bien le confesser, un peu honteux, en contemplant le bout de ses souliers : c’est avec un sourire un peu goguenard que l’on a pris connaissance de la distribution chorale et instrumentale de cet enregistrement, de ces New Siberian Singers Chamber choir of the Novossibirsk State Academic Opera and Ballet Theatre, de cet ensemble baroque russe inconnu, dirigé par un jeune chef grec, responsable musical de l’Opéra de Novossibirsk et formé au Conservatoire de Saint-Petersbourg.

Henry PURCELL (1659-1695)

Didon & Enée (Dido & Aeneas)

Livret de Nahum Tate

Simone Kermes (Dido), Deborah York (Belinda), Dimitris Tiliakos (Aeneas), Oleg Ryabets (Sorceress), Yana Mamonova, Elena Kondratova (Enchantresses), Margarita Mzentseva, Sofia Fomina (Women), Valeria Safonova  (Spirit),
The New Siberian Singers (chef de chœur : Vyacheslav Podyelsky)
MusicAeterna (sur instruments d’époque) 

Teodor Currentzis, direction

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Il faut bien le confesser, un peu honteux, en contemplant le bout de ses souliers : c’est avec un sourire un peu goguenard que l’on a pris connaissance de la distribution chorale et instrumentale de cet enregistrement, de ces New Siberian Singers “Chamber choir of the Novossibirsk State Academic Opera and Ballet Theatre”, de cet ensemble baroque russe inconnu, dirigé par un jeune chef grec, responsable musical de l’Opéra de Novossibirsk et formé au Conservatoire de Saint-Petersbourg. On se rassure un peu en contemplant le packaging Alpha, et les noms de Simone Kermes et Deborah York, avant de se lancer dans cette nouvelle aventure de Tintin au pays des Soviets.

Dès l’ouverture, on sent qu’un vent de fraîcheur souffle sur cette œuvre ultra-rebattue (et nous ne parlons point des bourrasques sibériennes), que William Christie a donné voici quelques jours à l’Opéra Comique. Une âpreté dramatique exacerbée, dure, noire, violente, qui rappelle la direction de l’Amadigi par Eduardo López-Banzo. Oubliée, la gentille fable mythologique, les soieries et les perles, l’innocence mutine du pensionnat de Chelsea où eu lieu la première représentation prouvée de l’œuvre en 1689. Teodor Currentzis a choisi la fureur et le sang, les vapeurs de souffre de deux destins brisés, remodelant avec audace les articulations et les tempi, tout en restant dans les limites du goût baroque. Le résultat est on ne peut plus convaincant, et apporte réellement un regard novateur, fier et téméraire, au seul vrai opéra composé par Purcell.

La Didon de Simone Kermes compense la dureté volontaire de l’accompagnement. La soprano fétiche d’Alan Curtis laisse admirer ses habituels aigus lunaires d’une transparence nacrée, la rotondité du phrasé, la noblesse générale de l’incarnation. Certains ont parfois reproché à l’artiste sa musicalité sensible, presque contemplative, ses couleurs peu variées mais d’une froide beauté, cette poésie rêveuse, distante même dans l’exubérance vocale qui nous la fait justement aimer. Fidèle à elle-même Simone Kermes brosse le portrait pudique d’une Reine altière et blessée. Le “When I am laid in earth” d’une pureté de martyr, en lente apesanteur, soudainement fragile drapé dans un dernier souffle de voix tremblotant (superbe retard sur le “remember me”), contraste d’autant plus fortement avec les cordes cinglantes et implacables qui l’accompagnent.

La confidente de la Reine est traitée avec grâce et nonchalance par Deborah York, amie zélée et enthousiaste au timbre mutin et suggestif. On imagine la chanteuse en tentatrice sensuelle dans un “Fear no danger to ensue”, célébrant les plaisirs jusqu’à l’excès (“Pursue thy conquest, Love”), un sourire ironique et charmeur aux lèvres. L’Enée de Dimitris Tiliakos ne possède pas forcément la technique la plus rodée, mais les graves profonds et la caractérisation très humaine du personnage en font une sorte de damné. Enfin, le trio de sorcières, avec Oleg Ryabets à sa machiavélique tête, se vautre dans l’aigreur, en revendiquant une laideur effrayante mais non surjouée. Le chœur des New Siberian Singers, quoique ses effectifs soient trop fournis, scande avec une verticalité monolithique les passages-clefs.

Currentzis mène d’une main de maître l’opéra, en insistant sur le sadisme torturé de l’intrigue et la complexité psychologique des protagonistes. Pour cela, le chef utilise la basse continue et l’orchestre comme l’ossature du drame. La douleur de la viole de gambe, les accords évanescents et perlés des luth et théorbe semblent signifier la vanité inutile des actions humaines, soumises à un processus de destruction irréversible. Currentzis sait imprimer un sentiment d’insécurité et de menace permanents en arrière-plan, et  cette haine amassée éclate au grand jour dans la scène des sorcières. MusicAeterna s’engouffre alors dans un jeu haché, nerveux et strident, où les cordes cravachées en deviennent carrément pénibles. Enfin, la conclusion tragique du drame se déroule dans une obscurité feutrée, avec de nombreuses ruptures et silences. Une douceur résignée, suicidaire, s’empare de la scène à compter du “Your consel all is urged in vain” aux caverneuses harmoniques, totalement différent de la brutalité vulgaire des scène de sorcières ou de la truculence crue et hachée des chœurs de matelots.

Qu’importe les ruines fumantes de Carthage, sous la baguette de Currentzis, une nouvelle Didon est née.

Viet-Linh Nguyen

Technique : captation large et naturelle, avec des timbres orchestraux bien différenciés

Étiquettes : , , Dernière modification: 11 juillet 2013
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