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Vivaldi le Viennois

Cherchant à relancer sa carrière sous de nouveaux cieux, Antonio Vivaldi quittait en mai 1740 la Lagune pour Vienne, où il comptait de nombreux protecteurs, et pouvait s’enorgueillir de la faveur de l’Empereur Charles VI. Il emportait avec lui ses dernières partitions, dont celle de l’Oracolo in Messenia, créé en 1738 au Teatro s. Angelo.

Antonio VIVALDI (1678-1741)

Ercole sul Termodonte (Rome 1723)
L’Oracolo in Missenia, overo La Merope, 1737 (RV 726)


Opera in musica in tre atti
Livret d’Apostolo Zeno, 1711, d’après Euripide
(version reconstituée de 1742 pour le Kärtnertortheater de Vienne)

Magnus Steveland (Polifonte), Ann Hallenberg (Merope, veuve du roi Cresfonte), Vivica Genaux (Epitide, fils de Merope et de Crisfonte, sous le nom de Cléon), Romina Basso (Elmira, princesse d’Etolie), Julia Lezhneva (Trasimède, chef du Conseil de Messenia), Franziska Gottwald (Licisco, ambassadeur d’Etolie), Xavier Sabata (Anassandro, confident de Polifonte)

Europa Galante :
Violons I :  Fabio Ravasi, Elin Gabrielsson, Isabella Bison
Violons II : Andrea Rognoni, Luca Giardini, Silvia Falavigna
Viole : Stefano Marcocchi, Gianni de Rosa
Violoncelle : Antonio Fantinuoli, Perikli Pite
Contrebasse : Patxi Montero
Hautbois : Emiliano Rodolfi, Aviad Gershoni
Basson : Maurizio Barigione
Cor : Anneke Scott, Jorge Renteria
Théorbe : Giangiacomo Pinardi
Clavecin : Paolo Poncet 

Direction et violon Fabio Biondi
2 CD, 156′ 41″, Enregistré en janvier 2012 au Wiener Konzerthaus, Vienne, Autriche, Virgin Classics, 2012.

Cherchant à relancer sa carrière sous de nouveaux cieux, Antonio Vivaldi quittait en mai 1740 la Lagune pour Vienne, où il comptait de nombreux protecteurs, et pouvait s’enorgueillir de la faveur de l’Empereur Charles VI. Il emportait avec lui ses dernières partitions, dont celle de l’Oracolo in Messenia, créé en 1738 au Teatro s. Angelo. Si la partition en est aujourd’hui perdue, nous savons grâce au livret qui nous est parvenu qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une création entièrement nouvelle du Prete Rosso, mais plutôt d’un pasticcio, mélange d’airs empruntés à La Merope de Geminiano Giacomelli (donnée quatre ans auparavant pour la clôture du carnaval de 1734, avec les célèbres castrats Farinelli et Caffarelli) et d’airs déjà présents dans d’autres opéras de Vivaldi. A Vienne le compositeur procéda à d’importants remaniements (ajout de trois ballets et sept airs nouveaux, suppression de quatre airs de la version précédente), en vue d’une représentation au Kärtnertortheater (Théâtre de Carinthie), probablement pour le carnaval de 1741. Las, le 20 octobre 1740 l’Empereur succombait, empoisonné par un plat de champignons. Vivaldi y perdit, outre un monarque bien disposé à son égard, l’occasion de faire représenter son oeuvre (puisque les théâtres furent fermés dans tout l’Empire en signe de deuil) et l’intérêt de ses puissants protecteurs autrichiens, engagés dans les querelles internes de la succession au trône. Quelques semaines avant sa mort, le 26 juin 1741, il vend (ou plutôt brade, pour la somme dérisoire de 12 ducats hongrois) ses partitions au comte Tommaso Vinciguerra Collalto. Ultime victoire posthume du Prete Rosso, le Kärtnertortheater donna toutefois l’Oracolo in Messenia au carnaval de 1742. La bibliothèque de l’aristocrate Anton Ulrich de Saxe-Meiningen, protecteur du Prete Rosso, abrita longtemps la partition de cette représentation ; las, elle brûla en 1945 ! Dans ces conditions, tout projet de reconstitution semblait bien improbable, et l’oeuvre perdue à jamais…

Dans le livret bien documenté qui accompagne l’enregistrement, Fabio Biondi nous expose la démarche qui a permis de bâtir cette reconstitution probable, à défaut d’être certaine. Tout d’abord, le livret nous en parvenu. Or les airs, comme nous l’avons vu plus haut, sont en réalité empruntés soit à Giacomelli, soit à d’autres oeuvres de Vivaldi qui elles nous sont connues. Les récitatifs sont repris de La Merope de Giacomelli, la symphonie d’ouverture est une transposition de celle de Griselda. Un judicieux “index des sources” permet de repérer l’origine de chaque air. Voilà qui laissera peut-être dubitatifs les historiens de la musique baroque…Sans entrer davantage dans le débat historique, disons d’emblée qu’au plan musical cette reconstitution est parfaitement convaincante, et constitue un brillant pasticcio d’airs au succès éprouvé, bien servis par une distribution de haut niveau.

L’action est passablement complexe, et comme souvent fertile en rebondissements plus ou moins crédibles. Elle débute le jour où expire le délai de veuvage que s’est fixé la reine Mérope. Dix ans plus tôt. son mari Chresphonte roi de Messénie, et deux de ses fils, ont été assassinés par Anaxandre, garde du corps de Mérope, sur ordre du tyran Polyphonte. Leur plus jeune fils, Epitide, a échappé au massacre. Il a été envoyé par sa mère en Etolie, où il est tombé amoureux d’Elmira, fille du roi Tidée. Epitide revient secrétement d’Etolie, sous le nom de Cléon ; seul un envoyé étolien, Lisisque, connaît sa véritable identité. Il assiste à une scène du culte d’Hercule, où les Messéniens prient pour être délivrés d’un féroce sanglier qui ravage la région. Trasimède, chef du conseil, lit l’oracle : la Messénie sera libérée aujourd’hui même de deux monstres, l’un sera vaincu par le courage, l’autre par la fureur, et le vainqueur épousera une esclave de sang royal ! Devant le peu d’enthousiasme des autres citoyens, Cléon se propose pour affronter le sanglier. De  son côté, Lisisque vient réclamer à Polyphonte Elmira, que celui-ci a fait enlever pour l’échanger contre Epitide. Il explique au tyran que l’échange ne pourra se faire, Epitide étant mort. Mérope a envoyé Trasimède à la recherche d’Anaxandre, dont elle espère apprendre qui a commandité les meurtres royaux. Elle témoigne envers Polyphonte, qui veut l’épouser contre son gré, toute sa haine, car elle le tient pour responsable de la mort de son mari. Le tyran charge alors Anaxandre d’accuser Mérope des meurtres royaux auprès des Messéniens, et envoie Cléon combattre le sanglier.

Au second acte, Cléon revient vainqueur du sanglier. Il refuse l’accolade du tyran mais baise la main de Mérope, en déclarant satisfaire une promesse faite à Epitide mourant, qui lui aurait confié des bijoux à remettre à la Cour. Mérope doute du récit, elle soupçonne Cléon d’être le meurtrier de son fils. Polyphonte prend sa défense, et lui promet la main de l’esclave royale. Apprenant par Lisisque qu’il s’agit d’Elmira, Cléon-Epitide éclate de joie. Mérope interroge Anaxandre sur le meurtre de son mari, mais celui-ci déclare qu’il ne révèlera le nom du coupble que devant un tribunal public. Elle demande alors à Trasimède de convoquer le peuple. Pendant ce temps Elmira a appris que la rumeur de la mort d’Epitide était fausse, mais elle promet à Cléon de conserver le secret de son identité. Devant le tribunal, suivant les instructions du tyran, Anaxandre accuse Mérope des meurtres. Polyphonte s’empresse de la condamner à mort. Il apprend en outre d’Anaxandre que Cléon est en réalité Epitide, ce qui déchaîne sa fureur.

L’intrigue s’accélère au troisième acte. Polyphonte déclare à Elmira qu’il connaît la véritable identité de Cléon, mais lui demande de ne pas la révéler à Mérope, afin qu’elle ne tue pas son dernier fils ! Il ordonne l’exécution d’Anaxandre, mais celui-ci est sauvé par Lisisque, à qui il révèle la vérité sur les meurtres, et qui le conduit secrétement au palais. Mérope, qui a reçu une lettre de Polyphonte accusant Cléon, convoque ce dernier dans ses appartements, et ordonne à Trasimède de le tuer lorsqu’il sortira. Cléon tente de convaincre sa mère de sa véritable identité, il fait venir Elmira mais devant Mérope celle-ci croit le sauver en continuant à nier qu’il soit Epitide. A la suite du départ de Cléon, désespéré, les deux femmes découvrent qu’elles l’ont précipité vers la mort ! Dans la scène finale, Polyphonte indique à Mérope que la dépouille de son fils repose derrière un rideau, et qu’elle lui sera enchaînée avant de mourir. Lorsqu’il l’écarte, il se retrouve face à Epitide vivant : Lisisque, renseigné par Anaxandre, a dissuadé Trasimède de commettre l’assassinat. Epitide condamne Polyphonte à la mort, et Anaxandre à l’exil. Conformément à l’oracle il épouse Elmira.

Pénélope déterminée qui tente dignement de retarder l’heure de son remariage tant qu’elle ne connaîtra pas la vérité sur le meurtre de son mari et de ses enfants, mais aussi reine affaiblie par les complots et aveuglée par ses soupçons, Ann Hallenberg campe avec une belle expressivité une Mérope fière et torturée. Côté vocal le timbre mat, doté d’une belle profondeur dans les graves, fait merveille dans le “Barbaro traditor” (premier acte), véritable morceau d’anthologie, efficacement relayé par des cordes saccadées ; les ornements se déploient avec majesté dans le “No, non meriti pietà” (second acte), Mais nous avons pour notre part encore plus apprécié les échanges emprunts d’une noire fureur avec Polyphonte au premier acte, et surtout le long récitatif halluciné de douleur au troisième acte, qui précède le “Sul turbido Acheronte”, et illustre magistralement tout l’art dramatique d’Hallenberg.

Timbre légèrement mat et acidulé, à l’aise dans les ornements, Vivica Genaux incarne un Epitide/ Cléon tout à fait crédible. Son rôle inclut des situations variées, du délicat et amoureux “Sarebbe un bel diletto”  qui clôt avec grâce le premier acte, au triomphe un peu pompier du “Spiagge amiche” (second acte), en passant par la harangue aux Mésseniens (“Che condamna il regio sangue”). Le sommet de sa prestation réside probablement dans le bouleversant “Sposa…non mi conosci ?” (double reprise, comme le “Barbaro traditor”, de la Mérope de Giacomelli, et du Bajazet de Vivaldi et également un des temps forts de l’oeuvre).

Autre personnage important de l’intrigue, Elmira (Romina Basso) est réduite à la portion congrue côté airs. Qu’importe ! Son timbre cuivré, ses ornements aériens font merveille dans le précieux “Si me vedi nel mio pianto” (premier acte), et son phrasé élégant nous émeut à juste titre dans “La mia cara speranza” (au second acte).

Rôle plus secondaire, Trasimède est incarné par Julia Lezhneva, dont le savoir-faire en matière de chant vivaldien est désormais bien établi (au moins depuis son enregistrement de l’Ottone in villa, chroniqué dans nos colonnes). Elle nous en livre une nouvelle démonstration éclatante avec l’air “Son quel nave, che agitata” (acte II), dans lequel elle virevolte avec bonheur parmi les mélismes, au son des cordes foisonnantes. Signalons aussi le magnifique “S’in campo armato” (à l’acte III, repris du Catone in Utica), où sa céleste voix cristalline nous régale de ses ornements perlés. Le Lisisco de Franziska Gottwald est un peu plus en retrait, avec une articulation pas toujours bien intelligible dans les airs les plus  exigeants (“Sinché il tiranno scendere”). Son timbre mat, légèrement cuivré, sied toutefois fort bien à ce rôle masculin, et elle se montre poignante de désarroi dans l’air du troisième acte (“Nell’orror di notte oscura”), se jouant des ornements avec aisance.

Côté masculin, Magnus Steveland (Polyphonte) possède une voix chaleureuse de ténor aux graves étendus et à la projection généreuse, dont les qualités se révèlent d’emblée (“Non ascolto, che furore”). Le “Se al cade del mostro orrendo”, empreint de majesté royale, nous a paru toutefois exagérement saccadé, au détriment de la ligne de chant. En revanche son abattage dans le “Nel mar cosi funesta” (repris de la version de Ferrare du Farnace) peut être comparé sans rougir à la performance de Daniel Behle dans l’intégrale de cette dernière, mettant en valeur les éclats les plus lumineux du timbre. Enfin, malgré des qualités vocales indéniables, en particulier un beau registre des graves, le timbre trop acide de Xavier Sabata ne nous a guère convaincu au plan esthétique. Admettons toutefois qu’il rend avec beaucoup de vraisemblance le rôle de traître (Anaxandre) qui lui est dévolu, d’autant que le contre-ténor fait montre d’une belle expressivité. On retiendra en particulier le “Sento già che invendichata”, tiré du Catone in Utica, qui conclut le second acte.

Que dire de l’orchestre Europa Galante, sous la baguette de Fabio Biondi ? Rien que du bien évidemment, à l’image de l’Ercole précédent : parties orchestrales fluides et animées, modérées par un sens opportun des nuances (par exemple dans le largo fin et précis de l’ouverture). Son plus grand mérite demeure à nos yeux une harmonie intime avec la ligne de chant des interprètes, qu’il s’agisse des mélismes les plus débridés ou des pianissimi les plus discrets.

La présentation du coffret ne le cède en rien à la qualité de l’enregistrement : boitier cartonné avec CD sous pochette également cartonnée (moins fragile que les présentoirs plastique, dont les ergots ont une irrépressible tendance à disparaître à l’usage…). Le livret offre des traductions en français, anglais et allemand en regard du texte italien, accompagnées d’un synopsis de l’action, d’une note de Biondi qui explique la démarche de reconstitution, et d’une notice biographique de F. Delaméa sur les dernières années de Vivaldi.

Bruno Maury

Technique : prise de son claire, dynamique et équilibrée.

Étiquettes : , , , , , , , , Dernière modification: 13 novembre 2020
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