Rédigé par 13 h 48 min CDs & DVDs, Critiques

“Catcalls and other great indecencies”

Dans la tradition opératique, l’égo et le narcissisme des solistes n’est plus à revisiter. Véritables monarques et tyrans de la représentation à l’époque baroque ils ont tout des stars de notre temps.

Georg-Frederic HAENDEL (1785-1759)

Alessandro (1726)

Critique comparée entre la version Live du Festival Haendel de Karlsruhe et la version studio de Decca

Alessandro – Lawrence Zazzo – Contreténor
Lisaura – Raffaella Milanesi – soprano
Rossane – Yetzabel Arias – soprano
Cleone – Rebecca Raffell – alto
Leonato – Sebastian Kohlhepp – ténor
Tassile – Martin Oro – contre-ténor
Clito – Andrew Finden – baryton

Deutsche Haendel Solisten, dir. Michael Form
03:06:05, 3 CDs, Pan Classics, 2012.

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Muse d’or
Alessandro – Max-Emmanuel Cencic – contre ténor
Lisaura – Karina Gauvin – soprano
Rossane – Julia Lezhneva – soprano
Tassile – Xavier Sabata – contre ténor
Clito – In-sung Sim – baryton
Leonato – Juan Sancho – ténor
Cleone – Vasily Khoroshev – alto

Armonia Atenea, dir. George Petrou
03:09:17, 3 Cds Decca , 2012.

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Dans la tradition opératique, l’égo et le narcissisme des solistes n’est plus à revisiter. Véritables monarques et tyrans de la représentation à l’époque baroque ils ont tout des stars de notre temps. Si Paris-Match ou Cosmopolitan n’existaient pas et que le quatrième pouvoir n’ébauchait que ses premiers pas, notamment en Angleterre, les brimades et scandales des vedettes du chant étaient tout aussi forts que ceux observés de nos jours, qu’il s’agisse des vies outrecuidantes des castrats avec leur part d’ombre, de vérité et de mythe, ou des sopranes et de leurs caprices, des rivalités entre célébrités ou des impresarii véreux.  Tout dans le monde du spectacle a toujours été lié à l’étonnement, la surprise, la fascination quasiment religieuse.  Certains esprits exprimèrent leur exaspération, comme Benedetto Marcello dans son inénarrable Teatro alla moda. Cependant certains territoires feront leurs choux gras des mouvements d’égo des chanteuses, et c’est en Angleterre sur la scène du King’s Theatre que la guerre a été déclarée.

En 1726, la Royal Academy of Music, entame une nouvelle saison. Cette société privée par souscription, comptait déjà dans son écurie la vedette castratta du moment, Senesino et la soprane Francesca Cuzzoni. Cependant, pas appât de gain et comme certains programmateurs de nos jours, engager dans l’équipe la plus célèbre chanteuse d’Italie et d’Europe Faustina Bordoni pourrait donner un éclat à la troupe Londonienne sans précédent. Haendel, confortablement installé dans ses pénates de compositeur quasi officiel et n’ayant que la faible concurrence de Giovanni Bononcini et d’Attilio Ariosti, a l’idée de produire un chef d’œuvre sublime en 1726, après son splendide mais timide Scipione :  Alessandro.

Le livret, repris de la Superbia d’Alessandro, opéra du délicieux Agostino Steffani, met en scène un Alexandre III de Macédoine aux prises avec l’amour aux portes de la ville Bactriane d’Oxydraca. Si la légende est charmante, le compositeur face à la grande rivalité que se vouent Faustina et Cuzzoni nous offre une partition alerte, sensuelle et empreinte du combat entre les fanfaronnades d’Alexandre et la délicatesse de ses deux prétendantes. Une carte du tendre picaresque et passionnée.

Outre le fait que la rivalité sopranistique a défrayé la chronique “people” déjà très prisée par les Londoniens,  Alessandro demeure une œuvre mal connue.  Toutes les sublimes opere serie de la période 1726 – 1731 sont un vaste vivier d’audace et de brillance dans l’empyrée haendélien. Par exemple, le martial Scipione avec l’incroyable “Scoglio d’immota fronte” porté au disque par Sandrine Piau dans une intégrale enregistrée par Christophe Rousset (reed. Aparté). Ou bien les couleurs incroyables du Siroè de 1728 ou le malheureusement méconnu Poro, chef d’œuvre de drame, humour et sensualité exhumé par Biondi (Opus 111). Seule la Partenope de 1731 demeure quelque peu redécouverte. C’est pourquoi la sortie coup sur coup de ces deux intégrales d’Alessandro nous ravit et nous séduisent à des degrés différents.

D’emblée l’orchestre et la captation. Pour l’Alessandro de Karlsruhe, l’indulgence du live ne saurait souffrir un manque de d’énergie. Mais en revanche, du côté de la version studio d’Armonia Atenea, si l’énergie est de mise, la partition semble parfois quelque peu brutalisée. Nous préférons largement par la sensualité et la poésie qu’elle dégage la lecture d’Eduardo Lopez Banzo au festival de Beaune en 2010. La version de 1985, rééditée aujourd’hui, sous la baguette d’un Sigiswald Kuijken un peu moins inspiré que dans sa Partenope (Harmonia Mundi), est inoubliable avec les extraordinaires Sylvie Brunet et bien entendu Isabelle Poulenard. Mais nous devons reconnaître tout de même que George Petrou possède un don de la couleur que ses prédécesseurs n’avaient pas, offrant une palette incroyable de sentiments, de sonorités claires et chatoyantes. Dans le ring de la confrontation musicale, il est certain que le meilleur enregistrement pour l’orchestre est celui de Decca.

Côté chef, cela se vaut, mais là où Michael Form pèche par prudence, George Petrou nous offre un développement substantiel, un délire coloriste, une partition retrouvée. Cependant un peu trop enthousiasmé par le matériau, le jeune chef grec fait parfois l’impasse sur certains passages constellés d’émotions, tels les airs de Lisaura et de Rossane qui représentent davantage qu’une myriade de vocalises. Cependant nous devons reconnaître l’attention spéciale qu’il accorde aux vents, aux cuivres et le dynamisme de ses récitatifs. En somme nous sommes face à deux intégrales complémentaires par leur forme et leur parti pris musical.

Côté interprètes les choses sont beaucoup moins simples. Dans le rôle titre nous avons un face à face brutal. Entre la délicatesse et la poésie de Lawrence Zazzo et le panache et le dramatisme de Max-Emmanuel Cencic le choix est plus que cornélien. Nous sommes ahuris du degré de virtuosité de Max-Emmanuel Cencic que ce soit dans son premier air sublime, ” Frà le straggi” ou  dans le très poétique et naïf “Da un breve riposo”. Max-Emmanuel Cencic possède l’incroyable particularité de nous faire basculer dans le monde du sensuel, nous faire plonger avec son timbre incroyablement doux dans la profondeur sensuelle de la partition.  Nous sommes tout aussi enthousiastes par sa prise de rôle, tout à fait dans la splendeur de sa tessiture. Nous ne pouvons pas dire de même en revanche pour Lawrence Zazzo qui peine dans les graves. Cependant, ce dernier articule le rôle d’Alessandro avec une verve et une pudeur intéressantes, même si cette caractérisation conviendrait plus à un Floridante, un Siroè ou un Gandarte. Etonnamment, Lawrence Zazzo se rapproche de plus en plus d’un Gérard Lesne.

Les solistes féminines sont toutes investies, mais Raffaella Milanesi surpasse largement Karina Gauvin à nos yeux.  On ne comprend plus pourquoi la soprano canadienne a ici perdu toute la légèreté de sa voix qui la rend d’ordinaire splendide dans ce répertoire et nous nous désolons d’une certaine pâleur du timbre, d’une retenue dans l’incarnation déjà sensible dans l’Ariodante et très marquée dans la Rodelinda avec Alan Curtis (Virgin Classics). Nous le regrettons d’autant plus que les airs de Lisaura sont une très sensible démonstration de la séduction, de l’élégiaque et de la virtuosité. En contrepartie, Raffaella Milanesi dans la version live s’avère être incroyable de justesse, de sensualité et de poésie.

A l’inverse, c’est dans l’intégrale Decca que nous trouvons une Rossane bien plus évocatrice et provocante. Julia Lezhneva s’est imposée en quelques années  comme une interprète splendide pour Haendel. Si bien ses prises de rôle dans Vivaldi nous ont laissé assez froids, cette Rossane nous émerveille. Elle en fait une héroïne ambiguë, sensuelle, déterminée, douce et fraiche. Evidemment que notre goût a porté vers l’incarnation portée par l’insurpassable Marita Solberg ou l’inénarrable Sylvie Brunet. Cependant Julia Lezhneva nous étonne par un sage dosage de la vocalise, et un équilibre splendide dans l’émotion qui nous tire quelques soupirs notamment dans des da capi d’exception.  A réécouter sans se lasser l’air sublime : “Un lusinghiero dolce pensiero”  (véritable témoignage des doutes amoureux que tout le monde a ressenti)  et l’apothéose est atteinte avec “Alla sua gabbia d’oro”, la meilleure version de cet air qui ait jamais été interprétée.  Sans nous tromper nous hasardons que l’ombre de la Cuzzoni flotte dans cette Rossane.

Hélas ce n’est pas de même pour Yetzabel Arias dans la version de Karlsruhe, partagée entre l’élégiaque et la brutalité. Les subtilités du texte passent à la trappe et l’air devient très vite banal et sans objet. Si l’espagnole possède un beau timbre, elle en abuse un peu dans la vocalise et ne nous émeut guère.

Pour les petits rôles dans cette opéra nous ne mentionnerons que Xavier Sabata, extraordinaire Tassile, contrairement à un Martin Oro a la voix quasiment blanche dont le timbre n’exerce pas le même phénomène de fascination. Mention spéciale aussi pour le jeune ténor Juan Sancho, même si nous lui conseillons vivement de s’approprier davantage le texte et de ne pas cacher certaines maladresses par un maniérisme qui dénature le style.

Au terme de cette ballade d’un Alessandro à l’autre, nous ne pouvons que nous émouvoir face à la rêverie que provoquent certains airs, en songeant aux années qu’il a fallu attendre avant d’entendre cette partition réduite au silence. Vivement alors le printemps où Max-Emmanuel Cencic nous offrira ce splendide bijou dans l’écrin de l’Opéra Royal de Versailles. 

Mais la chronique people continue, avec un soupçon qui pourrait se vérifier dans les partitions ultérieures. La Faustina a séduit Haendel c’est une certitude, on retrouve des airs de plus en plus sentimentaux, des inflexions de plus en plus sensuelles.  La “Nuova Sirena” aurait-elle eu un “affair” avec le “Caro Sassone” avant d’en épouser son rival Hasse ? Faute de tabloïds nous ne pouvons que spéculer, mais à défaut de clichés nous en possédons la création haendélienne,  le riche tableau où la belle Bordoni soupirait avec amour vers le génie pudique et renfrogné dont les émotions s’exprimaient en musique. 

Pedro-Octavio Diaz

Technique : live de bonne qualité en dépit des limitations d’une telle captation. Prise de son Decca claire et franche, pas de remarques particulières.

Étiquettes : , , , , , , , , , , , Dernière modification: 21 juillet 2020
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