« Sacrificium »
Airs de Porpora, Araia, Vinci, Graun, Leo, Caldara, Händel et Giacomelli
Il Giardino Armonico
Direction Giovanni Antonini
2 Cds + livret cartonné, 77’55 + 21’15 (bonus), Decca, 2009.
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Chaque siècle comporte des phénomènes qui nous échappent et nous fascinent. Le XVIème siècle et sa Renaissance antiquisante, le XVIIème et les dorures versaillaises, le XVIIIème est absolument castrat. La mythification et l’incompréhension rendent certaines pratiques barbares à nos yeux contemporains. Mais le fruit de tant d’esprits musicaux, arrangeant, surpassant et élevant un style pour la gloire ineffable d’une voix devrait nous faire revoir nos opinions. Malgré les images d’Epinal, les préjugés et les raccourcis, le phénomène des “castratti” est le reflet et le résultat d’une véritable époque, d’un art de vivre, d’une civilisation. Que reste-t-il, comme tout grand dessein de l’humanité sinon des ruines? Des débris magnifiques dans des partitions jusqu’ici condamnées à la poussière, au supplice du silence. Cependant, pendant l’automne 2009, comme en 1927, lorsque Howard Carter illumina les trésors mortuaires de Toutankhamon ; nos oreilles ahuries découvrirent des nouvelles salles dans la crypte sublime des castratti. Ce mois-ci, Cecilia Bartoli – ou Karina Gauvin dans son dernier récital Porpora (ATMA) – ne se contentent pas simplement d’explorer les mânes musicaux, elles invoquent les voix à jamais endormies et se font posséder par leur force. Elles rendent un souffle pérenne aux bouches fermées des gravures, des couleurs à la chair évanouie, un éclat au regard taciturne. Vivica Genaux avait éveillé la statue de porcelaine de Farinelli, Bartoli et Gauvin on brisé le charme qui la figeait.
Sacrificium, titre éloquent, cherche à briser les fantasmes autour du monde des castrats. Derrière les lambris musicaux de Porpora à Graun, se cache la petite pièce inquiétante et malsaine de la castration. La popularité et l’avidité qui entouraient la notoriété de ces “stars” et l’immolation au nom de la musique et de l’art de milliers de garçons (Haydn a failli y perdre sa virilité).
Nous sommes souvent réservés face aux “éditions deluxe” de certains albums, mais il faut bien avouer, malgré des illustrations de ciseaux ou scalpels d’un goût douteux, que la réalisation de Decca est soignée et instructive, et proposée à prix doux. Outre un CD bonus contenant entre autre « Ombra mai fu », on se réjouit des informations rigoureusement documentées, notes de fin de texte à l’appui, sur la pratique de la castration à travers les âges et le “dictionnaire castrat” présent dans les centaines de pages sur papier glacé qui accompagnent cette édition, véritable somme historique et scientifique, où l’on apprend outre des anecdotes croustillantes sur les plus célèbres castratti, le nom des instruments de la castration, les personnages, ou musiciens.
Cecilia Bartoli nous étonne de récital en récital. Malgré un éloignement incompréhensible du baroque pour chercher sa place dans le répertoire romantique, elle nous revient avec toute sa force et sa passion. Alors que l’invocation de la Malibran fut un semi-échec, elle s’efface derrière Farinelli et Caffarelli, ajoutant à la splendeur des airs une intuition personnelle d’une grande justesse.
La restitution des compositeurs totalement oubliés tels Francesco Araia, Nicola Porpora, Leonardo Vinci, Leonardo Leo et Antonio Caldara est un panorama splendide de la palette émotionnelle des castrats célébrés et du talent exceptionnel de Cecilia Bartoli. Qu’il s’agisse du météorologique Come in nave in mezzo all’onde du Siface de Porpora, du furibond Cadrò, ma qual si mira de la Berenice d’Araia ou du tonitruant Chi temea giove regnante du Farnace de Leonardo Vinci, Bartoli se surpasse et domine les vocalises surhumaines et les brutaux changements de registre. Autrement, dans les airs plus lents, les affetti plus tourmentés elle excelle tout autant dans les appoggiatures et la déclamation sentimentale notamment dans les airs du Sedecia de Caldara et les superbes Parto, ti lascio o cara du Germanico in Germania de Porpora et le contemplatif Qual farfalla de Zenobia in Palmira de Leo. Son inventivité est pléthorique dans les da capi, sans tomber dans l’excès dangereux de la surenchère défigurant la trame mélodique. Cecilia Bartoli devient orfèvre dans son ornementation épousant, comme elle le dit dans le documentaire de présentation de son disque, la technique porporienne de Farinelli et Caffarelli.
Toute la profondeur de ces airs est accentuée par la présence de Giovanni Antonini et Il Giardino Armonico en grande forme pour ce récital. Contrairement à l’idée absurde que la musique écrite pour les castrats ne serait que superficielle et redondante, Antonini et son orchestre cisellent et ornementent les pages d’affetti divers, restituant avec Cecilia Bartoli l’énergie, la difficulté et l’architecture ensorcelée des partitions. Antonini sait rester en retrait lors des grands moments de vocalises et rentrer avec force et émotion dans les introductions ou les courts interludes. Il Giardino Armonico répond avec vivacité et cohérence, notamment du côté des cordes. De très beaux moments aussi dans les solos du naïf Usignolo sventurato du Siface de Porpora et la harpe et les cordes en sourdine du Qual farfalla de Zenobia de Leo.
En définitive, l’équilibre et la diversité du choix des airs; la richesse, l’humilité et l’exploit dans l’interprétation de Cecilia Bartoli; la rigueur et l’enthousiasme de Giovanni Antonini et Il Giardino Armonico et l’exhaustivité scientifique du livre sur les castrats, rendent ce disque exceptionnel, indispensable pour toute discothèque baroque.
© Decca
Pedro-Octavio Diaz
Technique : Bon enregistrement, prise de son nette avec la voix de la soprano bien en avant.
Site officiel de Cécilia Bartoli (avec extraits audio et vidéo du CD)
Étiquettes : Antonini Giovanni, Antonio Caldara, Bartoli Cecilia, Decca, Haendel, Il Giardino Armonico, Muse : or, Pedro-Octavio Diaz, Porpora, récital Dernière modification: 11 juillet 2014