Rédigé par 14 h 18 min CDs & DVDs, Critiques

“Enchanté et vous ?”

Infatigable haendélien, Alan Curtis nous livre ce mois-ci deux enregistrements : un rare Ezio un peu plat, et la célèbre Alcina pour laquelle il délaisse inhabituellement son goût pour les œuvres à exhumer. Il faut dire qu’il est difficile de se priver d’un tel joyau du Caro Sassone, comme il sera difficile aux auditeurs de ne pas le faire figurer dans leurs discothèques…

Georg-Frederic HAENDEL (1785-1759)

Alcina

Drame musical en trois actes, d’après un livret d’Antonio Fanzaglia inspiré de l’Orlando Furioso d’Arioste.

Alcina: Joyce DiDonato, mezzo-soprano
Ruggiero : Maite Beaumont, mezzo-soprano
Morgana : Karina Gauvin, soprano
Bradamante : Sonia Prina, contralto
Oronte : Kobie van Rensburg, ténor
Oberto : Laura Cherici, soprano
Melisso : Vito Priante, basse

Il Complesso Barocco
Direction Alan Curtis

3 CDs, 76’24 + 72’16 + 54’36, Archiv, 2009

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Infatigable haendélien, Alan Curtis nous livre ce mois-ci deux enregistrements : un rare Ezio un peu plat, et la célèbre Alcina pour laquelle il délaisse inhabituellement son goût pour les œuvres à exhumer. Il faut dire qu’il est difficile de se priver d’un tel joyau du Caro Sassone, comme il sera difficile aux auditeurs de ne pas le faire figurer dans leurs discothèques à côté de la dramatique version de référence de Hickox (EMI), où Arleen Auger et Della Jones demeurent inégalées malgré leurs écarts stylistiques. Au feu et au sang d’Hickox répond ici un enregistrement superbe d’équilibre, d’une élégance raffinée, aux solistes hors pair, qui manquera cependant un peu d’énergie et de passion dans son ensemble. Bref, un enregistrement où Alan Curtis est fidèle à lui-même.

Dès l’ouverture, le chef imprime une vision vive, aux rythmes pointés mondains, où l’orchestre est tiré vers le médian et les aigus au détriment de graves peu présents. Car Curtis est un enfant de la lumière, refusant excès et noirceur, un anti-Minkowski ou Lopez-Banzo, se lovant dans d’aimables entrelacs, tout heureux dans une Musette, un Menuet et autres danses bien balancées. Cette vision posée et idyllique qui a pu par le passé agacer certains, et qui nuit d’ailleurs à l’Ezio paru pratiquement en même temps, est ici parfaitement compensée par une distribution vocale irréprochable et investie, de laquelle émerge un quarté gagnant d’exception.

A toute magicienne, tout honneur. L’Alcina de Joyce DiDonato s’avère enchanteresse de bout en bout, et d’une complexité psychologique instable qui rappelle sa Déjanire chez Christie (DVD Bel Air). A entendre ce timbre multicolore, ces aigus dynamiques et planants, cette tension constante dans la ligne, ces nuances et ce souffle sensuel, on comprend comment la croqueuse d’hommes les réduit sans peine sur son île en ruisseaux, rochers et bêtes sauvages. “Di, cor moi, quanto t’amai” est délivré avec une suavité ronde, les yeux mi-clos, avec de soudaines attaques dans la reprise (ornée avec un indéfinissable bon goût) laissant transparaître quelques microsecondes le danger sous l’étalage de beauté charmeuse. A l’inverse, le “Sì, son quella, non più bella” murmurant et troublé, techniquement imparfait dans sa touchante supplication n’est plus que celui d’une femme désarmée, corps et âme dévouée à Roger. Actrice autant que chanteuse, Di Donato poursuit son inéluctable déchéance, sondant son impuissance dans un “Ombre pallide” où l’accompagnement mouvant des cordes comme la mélodie erratiques traduisent les pensées perdues de l’amante blessée. Pour être franc, certains préfèreront une Alcina plus grave, plus dure et vengeresse, façon Ewa Podles. Mais DiDonato a choisi d’insister sur la détresse d’une femme amoureuse et abandonnée, quitte à ce que les airs de vengeance soient les moins convaincants, presque sciemment pris à contresens. Le “Ma quando tornerai” bien léger et bondissant ne fait guère songer aux tortures dont il menace l’infidèle paladin, tandis que le désespoir de “Mi restano le lagrime” sur le fil du rasoir, aux syllabes douloureuses, au vibratello placé avec à-propos sur quelques fins de phrases, vrai point d’orgue de l’œuvre expiré avec une grandeur tragique.

A présent que nous avons encensé la mezzo sans souci des proportions de la critique (ce dont l’aimable lecteur nous excusera), il convient de nous attarder sur le déclencheur de toute cette intrigue, à savoir les ravages de Ruggiero. Maïté Beaumont lui prête un timbre railleur (“Di te mi rido” suprêmement ironique avec des “rrrr” rigolards et roucoulants), sculpte un guerrier plus conquérant que tourmenté (“La bocca vaga” ), d’une suffisance bouffie frisant la prétention (“Bramo di trionfar”). Le chant est noble, l’émission droite, percutante, livrant la vision d’un paladin narcissique, confit dans sa supériorité physique et morale, si bien qu’entre le croisé et la sarrasine, le cœur de l’auditeur prend la parti d’une Alcina qui choisit bien mal ses amours… C’est donc du grand art que celui de Maïté Beaumont, qui parvient même à retourner le susurrant “Mi lusinga” d’un sublime chant d’amour à une technique de séduction. Seule déception, vraisemblablement due au tempi sautillants et amusés de Curtis et à des cors d’une discrétion coupable, le fameux “Sta nell’ircana” tombe totalement à plat, exsangue et amolli.  

Karina Gauvin  qui sort d’ailleurs un beau récital Haendel chez Atma ces temps-ci – charme par son phrasé lyrique, et ses ornements perlés (“Tornami a vagheggiar”), des aigus métalliques bien posés et planants (superbe “Ama, sospira” même si le violon obligé un peu aigrelet gâche un peu notre plaisir). Et surtout, il y a 7 minutes de suspension, où la main se refuse à écrire et le cœur de battre, où l’auditeur suspend son souffle tandis que la chanteuse expire le sien dans un “Credete al mio dolore” éploré, d’une douleur aigue, où les ongles se plantent dans la chair en la meurtrissant. 7 minutes 43 où l’on oublie Alcina, où l’on oublie Haendel, où l’on ne pense plus qu’à tendre une épaule compatissante face à cette détresse si palpable… Superbe.

En revanche, la Bradamante de Sonia Prina (déguisée en Ricciardo au départ) n’est guère musicale. D’aucuns diront même que le chant est ingrat, les graves poitrinés et gonflés, les changements de registre brutaux, l’émission vengeresse puisque chaque note est attaquée, mordue, lacérée, pulvérisant les airs lents (“All’alma fedel”). Mais le personnage est là, avec sa colère face à l’humiliation (“E gelosia, forza è d’amore”), son agilité extrême dans les coloratures jamais mécaniques (“Vorrei vendicarmi” où la chanteuse distance l’orchestre), sa force brute communicative. 

Le reste du plateau est d’un bon niveau, sans toutefois marquer les oreilles autant que les solistes précités. On aura connu Kobie van Rensburg plus impliqué. Le phrasé façon courant alternatif, le timbre assez nasal déparent un “Seplicetto! a donna credi” excessif, le “E un folle, è un vile affetto” nettement plus enlevé et naturel tourne un peu à vide, et il faut attendre “Un momento di contento” pour retrouver le ténor tendre, moelleux, à la fois précis et rond que nous aimons. Le Melisso de Vito Priante, avec des graves résonnants et profond mais un médium enveloppé, est trop appliqué malgré une diction soignée (“Pensa a chi geme”). Enfin, on aurait aimé entendre plus Laura Cherici avec ses aigus bien envoyés, son intuition mélodique toujours portée en avant (“Barbara! Io ben lo so”), son espièglerie (“Tra speme”).

Comme nous l’avions déjà entrevu, l’Italie d’Il Complesso Barocco est plus celle du raffinement sophistiqué de la haute couture que celle des passions dévorantes, conduisant l’orchestre à se positionner comme souple et sensible accompagnateur, partenaire attentionné, tourneur de page souriant. D’une précision mignarde, manquant de poids et de chair, l’orchestre charme par son sens des couleurs (beau violoncelle obligé mais cuivres inaudibles), sa tenue, son équilibre optimiste. Les suites de danses, gorgées de galanterie, représentent bel et bien des divertissements de luxe, presque déconnectées d’un drame qui se joue au niveau de la scène, grâce à l’implication des chanteurs. Et pourtant, cette direction peu mordante, à la limite de la désinvolture blasée, ne se complaît pas non plus dans la contemplation béate, Curtis faisant cheminer l’intrigue, insidieusement, avec mesure. On aurait voulu une sorte de rubato dramatique plus prononcé. Mais l’alchimie opère en dépit de cet dichotomie entre des chanteurs s’entredéchirant et un orchestre léché et distant qu’on imagine volontiers en perruques en train de jouer sous le gloriette d’un jardin orné de statues.

Nous ne tenons pas la gravure parfaite d’Alcina, et la version de Hickox continuera de trôner un moment dans tout foyer haendélien. Mais Curtis nous offre enfin une autre intégrale (la version de Christie était coupée, sans compter certains aménagements et plusieurs solistes discutables) à la direction plus orientée “baroque”, où chaque air est ciselé avec soin, où les solistes savent faire passer l’émotion avant le trille. On regrettera cependant un orchestre trop léger et assez passif, une direction bien tempérée refusant les déchaînements passionnés. Pour finalement s’apercevoir qu’il s’agit là d’un coffret que l’on prend plaisir à écouter et à réécouter. 

Viet-Linh Nguyen

Technique : enregistrement précis, relativement neutre.

Lire aussi :
Georg Frederic Haendel, TolomeoAnn Hallenberg, Karina Gauvin, Pietro Spagnoli, Anna Bonitatibus, Romina Basso, Il Complesso Barocco, dir. Alan Curtis (Archiv, enr. 2007)   
DVD : Georg Frederic Haendel, Ariodante, Ann Hallenberg, Laura Cherici, Marta Vandoni Iorio, Mary-Ellen Nesi, Carlo Lepore, Zachary Stains, Vittorio Prato, Il Complesso Barocco, dir. Alan Curtis, mise en en scène John Pascoe (Dynamic 2008)
Georg-Frederic Haendel, Alcina, Veronica Cangemi, Sonia Prina… , Bayerisches Staatsorchester, Ivor Bolton (Farao, 2008)

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