Rédigé par 15 h 48 min CDs & DVDs, Critiques

L’envoûtement d’une conjuration

Situons le contexte : nous sommes aux alentours des années 1650-70, à Hambourg, centre névralgique de la création musicale allemande au XVIIème siècle. Le niveau artistique y est excellent et la ville fourmille de musiciens. C’est un lieu incontournable de la vie musicale de l’époque, idéal pour le déploiement et la maturation d’une école majeure : celle des organistes d’Allemagne du Nord.

Matthias WECKMANN (1615-1674)

Conjuratio

Maria Kehoane, soprano
Carlos Mena, alto
Hans-Jorg Mammel, ténor
Stephan MacLeod, basse
Ricercar Consort, Philippe Pierlot
Maude Graton, orgue 

79′, Mirare, 2013.[clear]

Situons le contexte : nous sommes aux alentours des années 1650-70, à Hambourg, centre névralgique de la création musicale allemande au XVIIème siècle. Le niveau artistique y est excellent et la ville fourmille de musiciens. C’est un lieu incontournable de la vie musicale de l’époque, idéal pour le déploiement et la maturation d’une école majeure : celle des organistes d’Allemagne du Nord. Elle est conduite notamment par Jacob Praetorius, Heinrich Scheidemann, Ulrich Cernitz, Johann Adam Reincken… Matthias Weckmann est nommé organiste dans l’une des églises de la ville en 1655. Une terrible épidémie de peste s’y abat en 1663 et marquera profondément les esprits. Weckmann composera alors plusieurs motets à l’occasion de cet événement traumatisant. Philippe Pierlot et ses musiciens ont ressorti de l’oubli ces motets d’une force et d’une intensité intimement liées à leur contexte d’écriture.  Nous ne pouvons aujourd’hui certainement pas imaginer ce que pouvait représenter la menace grondante d’une épidémie de peste. Risquant de frapper n’importe qui à tout moment, la vie ne tenait alors qu’à un fil. « Voyez comme la ville est déserte alors qu’elle fut pleine de monde » : une telle phrase sonne alors comme une lamentation inconsolable.

Qu’y a-t-il justement de plus plaintif, de plus touchant, qu’un consort de violes ? Celui de Philippe Pierlot parvient à ébranler nos sens. C’est une polyphonie riche, grasse et nourrissante qu’il nous fait entendre. Les violons de Sophie Gent, Tuomo Suni et Gabriel Grosbard nous troublent :  ils savent marier leur son à celui des violes, le mélanger comme un peintre mélangerait ses huiles afin d’obtenir une couleur nouvelle. A cela s’ajoute les voix et l’orgue, également confondus, fusionnés. L’homogénéité générale et la résonance sont parfaites. Ce son si particulier donne à l’enregistrement une qualité remarquable. La “matière sonore” est façonnée en profondeur, elle est sculptée, modelée.

Mais cela ne serait pas envisageable sans l’efficacité redoutable du compositeur lui-même. C’est une musique fabuleusement expressive, souvent proche des cantates de Bach. Les affects sont variés, allant de la douleur du Wie liegt die Stadt so wüste à la légèreté du Amen (Weine nicht). Les procédés de composition magnifient toujours le texte. Le motet Wie liegt die Stadt so wüste en est un très bel exemple : le texte déchirant du début est illustré par des sanglots dans la voix de Maria Keohane, comme des pleurs de désespoir. Les voix se mêlent, les ornements se répondent. Les vocalises de Stephan MacLeod sur le mot “colère” sont suivies d’une superbe passacaille semblable à celles de Buxtehude sur les mots “das ich seufze” (“que je soupire”), avant la supplication finale et les mots “couverts de gloire” célébrés par un chromatisme ascendant.

Les quatre chanteurs se distinguent par une prestation remarquable. La basse Stephan MacLeod notamment, se déploie avec le même grain, la même pâte sonore que les cordes qui l’accompagnent. L’alto Carlos Mena, précis, expressif, ajuste sa voix selon les tensions suggérées par la musique. Maria Keohane se pare de la fragilité requise mais  laisse aussi entrevoir une autre facette, plus dure et inflexible.

A ces motets de “conjuration”, sont jointes également des pièces d’orgue, Weckmann étant d’abord et avant tout organiste, dans la lignée directe des élèves de Jan Pieterszoon Sweelinck. Maude Graton les interprète avec brio, grâce à une belle liberté de mouvement, entre virtuosité et rigueur, contrepoint strict et improvisation.

Si l’on ne connaissait pas encore Matthias Weckmann, le Ricercar Consort nous offre une occasion parfaite de s’y plonger. La curiosité et l’intérêt sont assurément excités par cet univers tourmenté et torturé. La finesse de tous ces talents réunis touche droit aux émotions.

Charlotte Menant

Technique : prise de son au plus proche de l’émission directe des cordes.

Étiquettes : , , , , , , Dernière modification: 23 novembre 2020
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